L'acteur et l'outil
Par Agate le samedi 25 juin 2016, 18:56 - Saison 2016 - Lien permanent
Le problème traînait dans ma tête depuis deux jours : comment déposer les
boiseries en teck qui garnissent le cadre de la descente afin d'avoir accès à
la structure métallique qui doit subir des travaux de chaudronnerie ? En
début de semaine j'étais venue à bout des barrots de chêne qui doublent
l'ensemble des membrures pour recevoir la charpente des équipements intérieurs.
Ça n'avait pas été facile parce que le concepteur avait vu solide : chaque
fixation comprend un collage au néoprène serré par des boulons en acier.
Dans l'esprit du créateur, ces trois pièces de bois venaient parfaire la
finition de son oeuvre en lui donnant une touche de lustre : "C'est le
dernier assemblage. Une fois fixé, ça ne bouge plus !" En effet, après avoir
extrait à la gouge les bouchons de bois pour libérer la tête des boulons,
j'avais déjà eu bien du mal à ôter les écrous. Ceci fait, le cadre en bois
semblait toujours aussi inamovible, imprenable, irréductible... Je me demandais
si je n'aurais pas à le détruire !
Aujourd'hui, après une journée à me changer les idées sur l'eau, j'ai
instinctivement saisi les outils ad hoc présents dans la boîte à
outils du bord, dans des gestes remontés de mon enfance avec les commentaires
associés : "On prend le petit ciseau et on le glisse dans la fente au bout
de l'assemblage, avec le biseau du côté du bois. On l'introduit vigoureusement
au maillet pour créer un jour, dans lequel on glisse de même le ciseau plus
épais. Cela dégage le ciseau plus fin qu'on peut alors remonter plus haut dans
le collage, et on a alors la place de passer la lame du couteau pour couper les
tentacules de colle. Et ainsi de suite jusqu'au dégagement complet !" Voilà, ça
s'est fait presque tout seul :)
C'est bien ça que j'étais venue chercher dans ce bateau. L'héritage contenu
dans les recommandations des anciens, cristallisé dans l'imbrication étroite de
l'outil et du geste appris, et accumulé dans l'oeuvre nouvelle rendue possible
par ce mariage de science et d'expérience dans l'outil lui-même. C'est ce
qu'Aristote avait appelé la poïétique, la capacité d'un instrument à susciter
la créativité de celui qui en use. Je l'avais découvert
dans un autre contexte. De le retrouver ici me remplit de jubilation.
Et comme pour célébrer cette ode à la vie en perpétuelle évolution, j'étais ce
matin aussi en admiration devant un ballet de mouettes jouant avec le tracteur
de l'agriculteur dont les aller et retour de herse dégagent de délicieux
casse-croûtes. Les mouettes apprennent, elles aussi !